Lionel TERRAY

Sa vie et sa carrière alpine.


Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent, ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l'âme et le front
Ceux qui d'un haut destin gravissent l'âpre cime
Ceux qui marchent pensifs, épris d'un but sublime
Ayant devant les yeux, sans cesse, nuit et jour
Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.

Victor HUGO.

Cliché Centre-Presse Limoges
Lionel Terray, grand guide et conquérant des plus difficiles sommets de la terre, naquit à Grenoble le 25 Juillet 1921, dans une famille de bourgeois aisés.

Dès l'âge de 5 ans, escaladant les rochers du parc de ses parents, il se fit au front une entaille profonde " la plus grave blessure qu'il ait jamais eue en escalade". C'est vers 11 ans qu'il commence à exécuter quelques ascensions faciles dans les massifs secondaires proches de Grenoble, avec des camarades de son âge. Une maladie de son père lui permet de connaître Chamonix à 12 ans. Toujours avec des amis, il gravit le Belvédère, traverse la Mer de Glace, les Bossons, puis monte au Couvercle. Enfin, un cousin, officier à l'E.H.M. le mène à l'Aiguillette d'Argentière, la face S. E. du Brévent, les Grands Charmoz et la Petite Verte ; c'est déjà de l'alpinisme.

A 14 ans il réussit la traversée du Grépon avec guide ; mais celui-ci l'a tellement malmené qu'il écrira : " Cette ascension du Grépon à une vitesse de météore me dégoûta complètement de ['alpinisme avec guide, et il s'en fallut de peu qu'elle ne m'écartât de l'alpinisme tout court." Son père le met alors au collège près de Grenoble. La mauvaise ambiance qui y règne et la claustration imposée lui pèsent tellement qu'au bout de deux mois de louables efforts, n'y tenant plus, il tire en plein minuit des coups de pistolet à bouchon dans le dortoir. Le résultat escompté se produit : Lionel est chassé du collège. Mis dans un collège moderne à Villard-de-Lans, l'ambiance lui convient car il y reste deux ans. II y poursuit ses progrès en ski et devient à 16 ans champion junior du Dauphiné et 3e des seniors. Pour le rapprocher de sa mère, fixée à Chamonix, son père le change à nouveau de collège. L'ambiance est encore défavorable. Lionel quitte l'établissement pour disputer les championnats de France à Luchon. Classé très honorablement, il est invité à participer au Grand Prix de Provence, à Barcelonnette, et enlève la troisième place toutes catégories.

Lorsque la guerre éclate, il est à Chamonix. Durant l'été qui suit, il va effectuer avec un officier démobilisé, membre du G.H.M. la course qui décidera de son orientation. Course modeste certes, puisqu'il s'agit de l'arête sud du Moine, mais où il passe en tête de cordée au passage-clé, le dièdre lisse en IV sup. Au sommet, il se sent marqué par ses sensations et voit que la montagne sera désormais toute sa vie. Au cours de l'hiver 40-41, il remporte de nombreux succès à ski et enlève la descente, le slalom et le combiné, quatre épreuves de la région du Dauphiné. Au championnat de France, il est deuxième ou combiné descente-slalom et troisième au combiné quatre épreuves.

C'est alors qu'il apprend l'existence de Jeunesse et Montagne et s'engage. Il est incorporé dans les premiers jours de mai et affecté au centre de Beaufort. Ses débuts sont riches en péripéties car, nommé au soin des mulets, il tombe sur des bêtes affamées, rendues furieuses par un jeûne prolongé, et les laisse fuir non sans avoir manqué de se faire piétiner et mordre.

Bientôt il est affecté à une équipe chargée d'aménager un nouveau cantonnement dans l'alpage de Roselend. C'est là que, stimulé par un besoin de dépassement, il réalise l'exploit de porter 60 kg et de multiplier les portages volontaires. Il y aura vécu ses "jours les plus intenses et les plus heureux " déclarera-t-il par la suite. La neige fondant, ce sont des randonnées à ski sur les hautes crêtes du Beaufortin et l'entraînement à l'escalade. C'est alors qu'il fait la connaissance de Gaston Rebuffat. Malgré leurs personnalités si différentes, ces deux hommes exceptionnels fraternisent et s'apprécient mutuellement. Bientôt, ils sont affectés tous deux au stage de chef de cordée du Centre-Ecole de J. M. à la Chapelle en Valgaudemar. Au bout de cinq semaines d'un stage exténuant, Lionel sort premier des épreuves techniques et deuxième au classement général, le premier étant Rebuffat.

Devant regagner Beaufort, ils s'attardent en chemin pour escalader le couloir Grange aux Trois Pucelles et arrivent avec 48 heures de retard. Le chef Testot-Ferry les félicite pour leur succès mais leur fait couper les cheveux ras pour leur retard, et les envoie à Chamonix. Lionel décide alors Gaston à se faire passer la tête au rasoir, et ce sont deux boules de billard qu'André Tournier, inquiet, voit monter vers lui sur le chemin du Montenvers, se demandant si ce ne sont pas des Allemands qui viennent l'importuner !
Lionel Terray, porte-drapeau du Centre Patureau-Mirand,
aux côtés du Chef Testot-Ferry.


L'automne venu, Lionel retourne à Roselend et participe à la construction de chalets. Mais, s'il a vécu ses instants les plus heureux en ce même endroit il y a quelques mois, il va connaître maintenant les moments les plus sombres. Pendant trois mois, il mène une vie d'enfer dont il sort épuisé et démoralisé. Il ne rengagera pas à J. M.

En janvier 1942, il regagne Chamonix et loue aux Houches une ferme, des terres et du bétail et devient cultivateur. Il embauche même Gaston Rebuffat comme valet de ferme ! Au prix d'un énorme travail, il arrive a des résultats encourageants et poursuit avec Gaston son activité alpine. Ils réussissent ensemble la première ascension de la face W de la Purtscheller et surtout la très difficile et dangereuse première du versant N-E du Col du Caïman, qui marqua pour Lionel le début du grand alpinisme.

En 1944, c'est, toujours avec Rebuffat, la première ascension de l'éperon N.E. du Pain de Sucre et surtout la première de la face Nord des Pèlerins. Après cela, leur collaboration va cesser. En effet, aux premiers jours d'octobre, Lionel s'engage et rejoint la compagnie Stéphane dans le massif de Belledonne.

Il assume la direction technique de nombreux coups de main contre les Allemands. Il entre en Italie et compte parmi les premiers Français à occuper Turin. Il est décoré de la Croix de Guerre avec étoile de vermeil. Le retentissement de cet exploit fut universel. Lionel se mua en conférencier et, par son style direct, obtint beaucoup de succès.

Il regagne Chamonix au printemps 1945 et est
affecté à l'E.H.M. où il fait des courses comme moniteur. C'est au cours de cet été qu'il fait la connaissance de celui qui va devenir pendant cinq saisons son fidèle compagnon de courses et avec qui il va former une cordée prestigieuse : Lachenal. La valeur de son ami lui est révélée au couloir Couturier, lors de la descente du Whymper, où Lachenal "bondit comme un félin", puis à la deuxième ascension de la face Est du Moine. Désormais, avec un tel compagnon, Lionel visera les plus grandes entreprises alpines.

Il passe avec facilité son diplôme de guide puis est admis à la Compagnie des Guides de Chamonix. Il est démobilisé en automne. Au début de la saison 1946, il est nommé instructeur à l'Ecole Nationale d'Alpinisme. Malgré les exigences de son emploi, il réussit la quatrième ascension de l'éperon central des Droites, avec Lochendi, et enfin ils effectuent la quatrième ascension de l'éperon Walker aux Grandes Jorasses où, malgré une erreur d'itinéraire due au mauvais temps, ils réalisent un horaire extrêmement rapide.

Désormais le monde de l'alpinisme a les yeux tournés vers eux et Terray prend place parmi les plus brillants alpinistes internationaux.

En 1947, après le temps record de 5 heures 1/2 au versant Mont-Blanc de la Verte, Lionel et Lachenal frappent un grand coup et réalisent la deuxième ascension de la face Nord de l'Eiger. Ils forment maintenant la cordée-reine, celle qui gravit dans des temps records les plus grandes parois des Alpes.

En 1949, devenu guide indépendant, Lionel réussit plus de 50 courses dont certaines très importantes. Avec Lachenal, ils escaladent la face N. E. du Badile dans le temps stupéfiant de 7 heures 1/2, horaire que certains contesteront.

Enfin, en 1950, c'est la grande, la merveilleuse et terrible aventure de l'Annapurna. Si Lionel ne fit pas partie de la cordée d'assaut, il joua un rôle important lors de la dramatique descente du camp V au camp IV, où les quatre alpinistes perdus dans la tempête échappèrent de peu à la mort.

Peu après, Lionel repart avec deux clients hollandais et réalise la première du Nevado Pongos (5710 m) et celle du Huan Tsan (6395 m).

Il fait ses débuts de cinéaste et réalise un film sur l'ascension complète de son dernier sommet : c'est une innovation.

Trois jours après son retour à Paris, il effectue la troisième ascension du Pilier du Fréney au Mont-Blanc. Puis il participe comme acteur au film "La Grande Descente" retraçant la première descente à ski de la face Nord du Mont-Blanc. Ces films obtinrent respectivement les 2e et 1er Prix au Festival International de Trente. En 1954, au cours d'une expédition de reconnaissance ou Makalu (8490 m) il réalise avec Jean Couzy la première ascension du Chomo Lonzo (7796 m) et vit "la journée la plus dure et la plus intense qu'il ait jamais connue."

Enfin, en 1955, le Makalu est vaincu. Brillante victoire de la technique et de l'organisation car, malgré les grandes difficultés, comme dans un ballet bien réglé, Terray et Couzy d'abord, puis les sept autres membres de l'expédition, vont au sommet. A cette occasion, Lionel tourna lui-même un film très intéressant sur le Makalu et la vie des sherpas.

En 1956 il repart au Pérou et, en guide d'entraî- nement, il réalise la première du Veronica, celle du Soray et la deuxième ascension du Salcantay. Puis c'est la première du Chacraroju versant Ouest (6110 m) dont plusieurs expéditions rivales avaient dit que son ascension était "une impossibilité ou un suicide".

Vient ensuite la conquête du Taulliraju (5830 m) exécutée de façon magistrale. Au cours de l'escalade de ces deux géants des Andes, Terray et ses compagnons surmontèrent des passages tant en neige qu'en glace et en rocher pur, d'une difficulté extrême. Puis Lionel, laissant repartir l'expédition, resta seul parmi les Indiens, partageant leur existence. De ce séjour au sein d'une vie primitive et rude, il tira un film, magnifique document humain : "Hommes, bêtes et cimes du Pérou". A cette date, il avait, en moins de sept ans, participé a sept expéditions diverses, passé 27 mois au-delà des mers et réussi 180 ascensions dans les Alpes.

En 1957, il fait la saison d'été dans le massif du Mont-Blanc et participe au dramatique sauvetage de l'Eiger, qui permit de sauver la vie de l'Italien Corti. Auparavant, l'épisode lamentable de la mort de Vincendon et Henri au Mont-Blanc avait mis en relief son sens de la solidarité et son désintéressement.

En 1958, durant l'été, il tourne avec Marcel Ichac le film "Les Etoiles de Midi" document remarquable qui obtint le Grand Prix du Cinéma Français et eut un succès considérable. Lionel participe à une expédition au Hoggar et réussit plusieurs premières. En 1959, nouveau départ pour l'Himalaya. Cette fois, c'est le Jannu (7710 m) qui est choisi comme objectif. Objectif de classe, à la hauteur de son conquérant, car ce sommet offre des difficultés supérieures à tout ce qui a été déjà gravi dans l'Himalaya. Terray et ses compagnons atteignent l'altitude de 7.400 mètres mais doivent abandonner, vaincus par la longueur et la complexité de l'itinéraire ; mais aussi par un minime détail d'organisation confiera un des participants.

Ce n'est qu'en 1962, que Terray et son équipe - il est chef de l'expédition - réussiront l'ascension de ce très difficile sommet. Comme au Makalu, tous les participants prendront pied sur la cime, montrant ainsi leur parfaite maîtrise. Et Terray écrira : " Par une étrange contradiction, c'est nous Français, dont l'individualisme est justement proverbial, qui donnons au monde des alpinistes l'exemple de l'efficacité du travail d'équipe."

Moins de deux mois après, Terray est aux antipodes, au Pérou, et s'attaque de nouveau au Chacraraju, mais par son versant Est. C'est à nouveau la victoire, partagée par tous les membres. Parachevant son œuvre de conquérant des cimes, de cinéaste et de conférencier, il nous laisse, outre des récits de courses et le livre "Bataille pour le Jannu", son testament spirituel : "Les Conquérants de l'Inutile" où il se révèle tout entier.

C'est le 19 septembre 1965 que Lionel devait nous quitter, tombant, lui, le prestigieux conquérant des grands sommets de la terre, dans une modeste escalade rocheuse du Vercors, alors que lui et son compagnon Martinetti grimpaient les anneaux à la main les faciles, mais instables, degrés terminaux de la paroi...

D'après A. Berbesa.